Kaivalya, concept central dans la philosophie du yoga
Kaivalya est un concept central dans la philosophie du yoga et plus particulièrement dans l’école du Samkhya et du Yoga de Patanjali. Il signifie littéralement « isolement », « détachement » ou « absolu » et désigne l’état de libération spirituelle ultime, le but suprême de la quête yogique.
Selon la métaphysique du Samkhya, la réalité est constituée de deux principes éternels et distincts : Purusha, la Conscience pure, et Prakriti, la Nature matérielle. Purusha est le témoin immuable, le Soi véritable, tandis que Prakriti est le champ de l’expérience changeante, composé des trois gunas (sattva, rajas, tamas).
Normalement, Purusha s’identifie à tort avec Prakriti, ce qui crée l’illusion de l’ego et l’empêtrement dans le cycle des renaissances (samsara). Le but du yoga est de dissiper cette illusion par la discrimination (viveka) entre le Soi et le non-Soi, permettant ainsi à Purusha de se désidentifier complètement de Prakriti et de reposer dans sa propre nature essentielle. C’est cet état de pure autonomie et de liberté absolue qui est appelé Kaivalya.
Dans les Yoga Sutras, Patanjali définit Kaivalya comme « l’établissement de la force de la Conscience dans sa propre nature » (YS IV.34). C’est l’aboutissement du processus de libération qui passe par les huit membres du yoga (ashtanga yoga) : éthique (yama), disciplines (niyama), postures (asana), contrôle du souffle (pranayama), retrait des sens (pratyahara), concentration (dharana), méditation (dhyana) et absorption (samadhi).
Au stade ultime du samadhi, tous les vrittis (fluctuations du mental) sont apaisés, les voiles de l’ignorance (avidya) sont levés et la Conscience pure brille de son propre éclat, tel un diamant séparé de sa gangue. Le yogin réalise alors sa véritable identité comme Purusha immuable, distinct de Prakriti et de ses attributs. Il transcende définitivement la souffrance liée à l’identification erronée et accède à un état de béatitude et de paix infinies.
Kaivalya n’est donc pas un néant ou une extinction, mais au contraire la plénitude de l’être, la réalisation de notre nature divine éternelle. C’est l’expérience directe et irréversible de notre Soi véritable, au-delà du corps, du mental et de l’ego. Comme l’explique Swami Vivekananda : « Le Soi seul existe ; l’âme individuelle n’est qu’un nom et une forme. Kaivalya, c’est retrouver le Soi en chacun et en tout. »
Sur le plan existentiel, Kaivalya implique un détachement complet par rapport aux fruits de l’action, une équanimité parfaite face aux vicissitudes de la vie et une compassion spontanée pour tous les êtres. Le yogin libéré agit sans ego, sans attachement, sans peur, mû par la seule volonté divine. Il voit le Soi en toute chose et toute chose dans le Soi. Pour lui, la mort n’a plus de sens car il a transcendé l’illusion de la séparation.
Atteindre Kaivalya est l’aspiration la plus haute de l’âme humaine, mais c’est un état extrêmement rare et difficile qui demande des efforts intenses et soutenus sur de nombreuses vies. C’est pourquoi le Yoga insiste tant sur l’importance du détachement (vairagya), de la pratique (abhyasa) et de la grâce divine (ishvara pranidhana). Car seule une dévotion totale couplée à une discipline rigoureuse peut déraciner les samskara (impressions latentes) accumulés depuis des temps immémoriaux et nous affranchir définitivement des illusions du samsara.
Mais même si peu d’entre nous atteindront Kaivalya dans cette vie, s’engager sincèrement sur le chemin du Yoga nous rapproche peu à peu de cet idéal et nous permet de goûter par éclats à cette liberté intérieure inaltérable. Chaque fois que nous nous posons dans le silence de notre cœur, chaque fois que nous offrons le fruit de nos actes, chaque fois que nous voyons la beauté sacrée derrière les apparences, nous touchons à cette dimension de grâce et d’éternité qui est notre demeure véritable.
Comme le chante magnifiquement la Svetasvatara Upanishad :
« Il n’y a de Vérité que le Soi.
Il n’y a de bonheur que dans le Soi.
Celui-là seul qui voit le Soi
Partout et en toute chose
Vit dans la paix et la félicité.
Il n’est plus né,
Il ne meurt plus.
Il n’est plus enchaîné par les fruits des actes.
Sachant qu’il est le Soi,
L’Unique, le pur, l’Éveillé,
En qui tous les êtres s’absorbent
Pour renaître à nouveau,
Il atteint le suprême Kaivalya.
OM TAT SAT »
Puissions-nous tous aspirer de tout notre être à cette libération ultime et mettre en pratique les précieux enseignements du Yoga, afin de nous éveiller à la gloire de notre nature essentielle et de répandre sur le monde la lumière de la Conscience éternelle. OM Shanti, Shanti, Shanti.