La Shekinah, présence divine féminine

La Shekinah est un concept fondamental de la mystique juive, en particulier de la Kabbale. Ce terme hébreu, qui signifie littéralement “résidence” ou “présence”, désigne la manifestation féminine de Dieu, sa présence immanente dans le monde créé.

Selon la tradition kabbalistique, lorsque Dieu créa le monde, il se contracta pour faire place à autre chose que Lui. Cette contraction, appelée Tzimtzoum, donna naissance à un espace vide où la création put se déployer. Mais pour que cette création existe et perdure, il fallait qu’elle soit habitée par la présence divine. C’est là qu’intervient la Shekinah, l’aspect féminin de Dieu qui accepte de s’exiler dans la matière pour la sanctifier et la faire vivre.

La Shekinah est donc cette présence divine immanente qui habite et soutient le monde. Elle est la facette de Dieu la plus proche de nous, celle qui nous accompagne et nous nourrit au quotidien. Les kabbalistes la décrivent comme la dernière des dix sefirot, les émanations divines qui structurent la création. Elle est située au bas de l’Arbre de Vie, juste au-dessus du monde matériel, comme une interface entre le Créateur et sa créature.

Mais la Shekinah n’est pas seulement une présence passive et bienveillante. Elle est aussi une figure féminine avec laquelle Dieu entretient une relation d’amour et de désir. Les textes mystiques la dépeignent tour à tour comme une fille, une épouse, une mère, une reine. Elle est la parèdre divine, celle qui permet à Dieu d’être en relation, d’aimer et d’être aimé.

Cette dimension nuptiale de la Shekinah est particulièrement développée dans le Zohar, l’ouvrage central de la Kabbale. Dieu y est présenté comme un couple divin : la Sainte Béni Soit-Il (Kudsha Berikh Hu) et sa Shekinah. Leur union amoureuse est la source de toute vie et de toute bénédiction. Mais cette union n’est pas statique et éternelle. Elle est sans cesse menacée par les forces du mal et par les péchés des hommes.

Car selon la vision kabbalistique, les fautes d’Israël et de l’humanité ont provoqué une brisure dans le monde divin. La Shekinah s’est trouvée séparée de son Époux céleste et exilée dans le monde d’en bas. Cet exil de la présence divine est la source de tous nos malheurs, de toutes les souffrances et les imperfections de notre monde. La Shekinah pleure et languit, attendant d’être délivrée et réunie avec son Bien-Aimé.

Dès lors, la grande tâche de l’homme, et particulièrement du peuple juif, est de travailler à la réparation du monde (Tikkun Olam) et à la libération de la Shekinah. Chaque prière, chaque bonne action, chaque étude de la Torah contribue à rassembler les étincelles de lumière divine dispersées dans la création et à les faire remonter vers leur source. Ce processus de rédemption cosmique est au cœur de la spiritualité juive.

La Shekinah dans les textes sacrés

Même si le terme “Shekinah” n’apparaît pas explicitement dans la Bible hébraïque, l’idée d’une présence divine qui réside au milieu du peuple d’Israël est centrale dans le judaïsme.

Dès le livre de l’Exode, lorsque Dieu donne à Moïse les instructions pour construire le Tabernacle, Il promet : “Je ferai Ma résidence au milieu des enfants d’Israël, et Je serai leur Dieu” (Exode 29:45). Ce sanctuaire portatif, avec son Saint des Saints où reposent les Tables de la Loi, sera le lieu privilégié de la Shekinah pendant les pérégrinations du peuple hébreu dans le désert. Une Nuée divine le recouvre, signe tangible de la présence divine.

Plus tard, lorsque le roi Salomon bâtit le Temple de Jérusalem, la Shekinah vient y résider de façon permanente. La dédicace du Temple s’accompagne d’une théophanie impressionnante : “La gloire de l’Éternel remplit la Maison” (1 Rois 8:11). Le Temple devient alors le centre de la vie religieuse d’Israël, le lieu où la Shekinah se rend présente et où l’homme peut rencontrer son Dieu.

Mais les péchés du peuple et de ses rois finissent par éloigner la Shekinah. Ézéchiel a une vision terrifiante où il voit la Gloire divine quitter le Temple avant sa destruction par les Babyloniens (Ézéchiel 10). C’est le début de l’exil, pour le peuple comme pour la Shekinah. Désormais, la présence divine accompagnera Israël dans ses tribulations parmi les nations.

Cette idée d’une Shekinah exilée et souffrante est particulièrement développée dans la littérature rabbinique (Talmud, Midrash). Pour les Sages, la Shekinah n’a pas abandonné son peuple. Elle est avec lui dans l’exil, pleurant et attendant la délivrance. “Partout où Israël fut exilé, la Shekinah était avec eux”, affirme le Talmud (Méguila 29a).

Mais la Shekinah n’est pas seulement liée au destin collectif d’Israël. Les Rabbins enseignent qu’elle peut aussi se rendre présente dans la vie de tout un chacun. “Lorsqu’un homme et une femme sont dignes, la Shekinah réside entre eux”, dit le Talmud (Sota 17a), faisant de l’harmonie conjugale un sanctuaire domestique. De même, la Shekinah est présente quand dix hommes prient ensemble, quand on étudie la Torah ou quand on reçoit un hôte avec générosité.

La Shekinah dans la Kabbale

C’est dans la littérature kabbalistique, à partir du XIIe siècle, que le concept de Shekinah va prendre toute sa dimension théosophique et symbolique. Les kabbalistes vont systématiser les allusions éparses de la Bible et du Talmud pour faire de la Shekinah une figure centrale de leur vision du divin et de la création.

Pour les kabbalistes, la Shekinah est la dernière des dix sefirot, les émanations ou attributs divins qui structurent le monde. Elle est appelée Malkhout, la Royauté, car elle règne sur la création. Mais elle est aussi nommée la “Communauté d’Israël”, car elle représente la présence divine qui habite et soutient le peuple élu.

Dans le schéma de l’Arbre de Vie, la Shekinah est située tout en bas, juste au-dessus du monde matériel. Elle est l’interface entre le Créateur et sa création, le réceptacle de tous les influx divins qu’elle transmet à notre monde. Sans elle, la vie ne pourrait exister car elle est la source de toute émanation, de toute bénédiction.

Mais pour les kabbalistes, en particulier ceux de l’école de Safed au XVIe siècle, la Shekinah n’est pas seulement une présence impersonnelle. Elle est une figure féminine à part entière, dotée d’attributs et de titres royaux et nuptiaux. Elle est la Matronita (Matriarche), la Kalah (Épouse), la Malka (Reine), la Shékhina sorguenant les mondes.

Cette féminité de la Shekinah est essentielle dans la théosophie kabbalistique. Elle représente l’aspect réceptif, matriciel, immanent de Dieu, en contraste avec son aspect masculin, émissif, transcendant. Ensemble, ils forment un couple divin dont l’union amoureuse est la source de toute vie et de toute joie.

Mais cette union sacrée a été brisée par le péché, entraînant l’exil de la Shekinah. C’est le drame cosmique qui sous-tend toute l’histoire d’Israël et de l’humanité. La Shekinah pleure l’absence de son Époux et subit les souffrances de l’exil. Elle est “la Présence dans la poussière”, attendant d’être relevée et réunie avec son Bien-Aimé.

Les kabbalistes interprètent alors toute la vie juive, avec ses prières, ses rituels, ses mitsvot, comme un processus théurgique visant à réparer les mondes, à libérer la Shekinah et à hâter les noces messianiques. Chaque acte sacré accompli avec la juste intention (kavana) permet de faire remonter les étincelles de sainteté tombées dans la matière et de les réunir à leur source divine.

Ce grand œuvre de restauration et d’unification s’appelle le Tikkun. Il est au cœur de la spiritualité kabbalistique et donne un sens cosmique à toute la pratique juive. Chaque juif, par sa vie et ses actes, devient un partenaire de Dieu dans la rédemption du monde et la libération de la Shekinah.

La Shekinah et le féminin sacré

La figure de la Shekinah, telle qu’elle est développée par la Kabbale, offre une perspective fascinante sur le féminin sacré au sein du monothéisme juif.

Dans une tradition où Dieu est généralement présenté au masculin, avec des titres comme Roi, Père, Maître du monde, la Shekinah vient rééquilibrer la balance en introduisant une dimension féminine et maternelle du divin. Elle révèle en quelque sorte le visage caché de Dieu, son immanence compatissante et nourricière.

À travers la Shekinah, c’est toute la polarité masculine/féminine qui est revalorisée et sacralisée. Le couple divin de la Kabbale, le Saint Béni Soit-Il et sa Shekinah, incarne l’archétype de l’union des opposés, de la syzygie sacrée. Leur désir mutuel et leur étreinte sont la source de toute créativité, de toute bénédiction.

Cette vision a des implications profondes sur la conception du féminin et de la sexualité. Loin d’être dévalorisées ou diabolisées, comme cela a pu être le cas dans certains courants ascétiques ou misogynes, la féminité et la sexualité sont ici célébrées comme des expressions du divin, comme des voies d’accès au sacré.

La Shekinah, en tant qu’épouse divine, sanctifie les relations amoureuses et sexuelles. L’union charnelle de l’homme et de la femme devient une imitation, voire une participation à l’union du couple divin. Les kabbalistes iront jusqu’à dire que lorsqu’un couple s’unit avec sainteté, la Shekinah est présente entre eux.

Cette revalorisation du féminin et du corps n’est pas sans lien avec le culte marial qui se développe dans la chrétienté médiévale. Certains auteurs ont d’ailleurs suggéré une influence des conceptions kabbalistiques de la Shekinah sur la figure de Marie, en particulier dans sa dimension de médiatrice et de corédemptrice.

Plus largement, la Shekinah peut être rapprochée des figures du féminin sacré que l’on retrouve dans de nombreuses traditions : Isis, Ishtar, Déméter, Guanyin, Tara… Ces déesses ou entités divines incarnent souvent les mêmes archétypes : la mère nourricière, l’amante passionnée, la sagesse immanente, la nature matricielle…

La Shekinah nous invite ainsi à redécouvrir et à honorer la dimension féminine du sacré, non pas comme un ajout facultatif ou hétérodoxe, mais comme une composante essentielle de la plénitude divine. En elle, la transcendance et l’immanence, le masculin et le féminin, l’amour et la sagesse se rejoignent et s’épousent.

Accueillir la Shekinah dans notre vie

Mais la Shekinah n’est pas seulement une figure théologique ou un symbole mystique. Elle a aussi une portée existentielle et intime pour tout chercheur spirituel, qu’il soit juif ou non.

Accueillir la Shekinah dans notre vie, c’est s’ouvrir à la présence divine ici et maintenant, dans notre réalité quotidienne. C’est reconnaître que le sacré n’est pas seulement dans les cieux lointains ou les textes anciens, mais qu’il imprègne et habite notre monde, nos relations, notre corps.

La tradition juive offre de nombreuses pratiques pour cultiver cette conscience de la présence. La prière, l’étude, la méditation, mais aussi les actes de bonté et de justice sont autant de moyens de se relier à la Shekinah, de devenir un réceptacle pour sa lumière.

Le Shabbat, en particulier, est considéré comme le moment privilégié où la Shekinah vient résider parmi nous. Avec ses bougies, ses chants, ses repas festifs et son repos sacré, le Shabbat est comme une invitation lancée à la Présence divine. C’est un temps pour se ressourcer, se déconnecter des soucis du monde et se laisser habiter par la douceur de la Shekinah.

Mais accueillir la Shekinah, c’est aussi se rendre sensible à sa souffrance, à son exil. C’est entendre son appel à travers les blessures du monde et les cris des opprimés. C’est se sentir concerné par le grand œuvre de réparation et de rédemption auquel elle nous convie.

Car chacun de nos actes, de nos paroles, de nos pensées a une portée cosmique. Chaque geste de compassion, de générosité, de pardon contribue à libérer les étincelles de lumière captives et à faire remonter la Shekinah vers sa source. Inversement, chaque acte égoïste ou malveillant prolonge son exil et ses souffrances.

Ainsi, la Shekinah nous invite à une responsabilité spirituelle et éthique. Elle nous appelle à être des partenaires de Dieu dans la guérison du monde, des artisans de lumière et de paix. Elle nous montre que notre cheminement intérieur a des répercussions sur toute la création et que le salut personnel est inséparable du salut collectif.

Accueillir la Shekinah, c’est donc aussi œuvrer à son dévoilement, hâter le jour où elle pourra resplendire librement et se réunir avec son Bien-Aimé. C’est préparer les noces messianiques, l’avènement d’un monde pacifié et unifié où la présence divine sera manifeste pour tous.

Dans cette perspective, le travail spirituel prend une dimension à la fois intime et cosmique. Chaque progrès dans notre être, chaque ombre intégrée, chaque blessure guérie est une victoire pour la Shekinah, une étape vers sa libération. En nous purifiant et en nous élevant, nous lui permettons de briller davantage et nous rapprochons la Rédemption.

Conclusion

La Shekinah, présence divine féminine célébrée par la mystique juive, est une invitation à redécouvrir la dimension immanente, relationnelle et compatissante du sacré. Elle nous révèle un Dieu qui n’est pas seulement le Tout Autre transcendant, mais aussi l’Épouse aimante qui habite et soutient sa création.

À travers elle, le judaïsme propose une vision audacieuse et subtile du féminin divin, de l’union des polarités et du rôle cosmique de l’humanité. Loin d’être une spéculation abstraite, cette vision a des implications existentielles profondes pour notre cheminement spirituel et notre engagement dans le monde.

Accueillir la Shekinah, c’est s’ouvrir à la présence sacrée dans notre réalité concrète, faire de notre vie et de notre être un sanctuaire. C’est aussi prendre notre part dans le grand œuvre de réparation du monde, en libérant la lumière captive par nos actes de bonté et de justice.

Que nous soyons juifs ou non, la figure de la Shekinah peut nous inspirer et nous guider dans notre quête d’unité et de plénitude. Elle nous montre que le Divin nous attend et nous espère, prêt à nous combler de sa présence dès que nous lui ouvrons notre coeur.

Alors, comme le chante le poète mystique Yehuda Halevi : “À l’ombre de Tes ailes, fais-moi revenir, rapproche le temps où Tu me délivreras. Apaise mon âme, comble-la de Tes délices, c’est vers Toi qu’elle languit !

Puisse la Shekinah, la Présence aimante, être délivrée de son exil et resplendire dans le monde ! Puissions-nous être les artisans de sa libération et les réceptacles de sa lumière !

Sources principales :

Le Zohar, Livre de la Splendeur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zohar
Talmud Babylonien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Talmud_de_Babylone
Moïse Cordovéro, Le Palmier de Deborah : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mo%C3%AFse_Cordovero
Isaac Louria, Les Ecritures de Rabbi Isaac Louria : https://en.wikipedia.org/wiki/Isaac_Luria
Moshe Idel, Kabbalah : New Perspectives : https://www.jstor.org/stable/j.ctt1dt00wx
Gershom Scholem, Les Grands Courants de la Mystique Juive : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Grands_Courants_de_la_mystique_juive
Rachel Elior, The Paradoxical Ascent to God: The Kabbalistic Theosophy of Habad Hasidism : https://www.sunypress.edu/p-1409-the-paradoxical-ascent-to-god.aspx
Charles Mopsik, Le Sexe des Âmes : Aléas de la différence sexuelle dans la Cabale : https://www.editions-verdier.fr/livre/le-sexe-des-ames/
Daniel C. Matt, The Essential Kabbalah: The Heart of Jewish Mysticism : https://www.harpercollins.com/products/the-essential-kabbalah-daniel-c-matt?variant=32117485404194
Arthur Green, La Shekhina, la Dimension Féminine de Dieu : https://www.akadem.org/sommaire/themes/kabbale/17/2/module_16957.php

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